Les caravanes passent. Leur histoire nous dépasse. Si dans notre, ô créatif, imaginaire collectif, nous les voyons comme l’âge d’or du commerce arabe. Pour d’autres, les caravanes sont synonymes d’esclavage, de traite humaine et de longs voyages dont le seul carburant fut larmes, sueurs et suie saharienne.
Je veux bien comprendre et reconnaître en chacun de nous notre part de paresse intellectuelle et linguistique, mais lorsque nous sommes censés appuyer, contribuer et accompagner l’Etat ou la nation dans sa politique étrangère, il est de notre devoir d’user des bons mots et répondre aux bons maux. Nous ne convaincrons pas l’Afrique avec nos caravanes, ni à travers des réunions palabreuses et encore moins avec des idées prémâchées piochées dans les manuels des hautes écoles de commerce occidentales. J’ose presque l’analogie avec les anciens missionnaires européens, venus dialoguer, venus découvrir, venus accompagner, venus… mais erreur sur le menu. Dans une Europe déchirée, ils sont venus trouver des réponses à leurs crises… économiques, sociales et politiques.
La vision de Sa Majesté le Roi Mohamed VI pour l’Afrique n’est pas seulement économique, sociale ou politique. Elle est surtout et intrinsèquement identitaire. L’identité est mère de toutes les complexités. Elle ne peut être arrimée à des intérêts strictement économique ou politique. Le Roi aime l’Afrique. L’affectif transpire dans ses discours. Voici une sélection de quelques mots ou éléments de langage tirés du Discours Royal à l’occasion du 64ème anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple, dédié en grande partie à l’Afrique : « fusionnel », « valeurs », « fibre », « sincères », « fidélité », « foi sincère », « communauté de destin », « méditation profonde », « connaissance », « frères africains », « cœurs », « servir », « solidaire », « unie », « respect », « profondeur », « don de soi », « affection », « rapports humains »… Registre émotionnel, vocable affectif, verbes profonds…tant de spiritualité dans un discours officiel ne peut avoir comme seule réponse une nébuleuse d’évènements officiels à vocation strictement économique et commerciale.
A mon sens, notre héritage arabo-musulman a complétement phagocyté nos racines africaines. Au lendemain de l’indépendance, nous avons raté un véritable virage identitaire : renouer avec nos racines africaines pour les insérer dans nos champs culturels, sociaux et religieux historiques. Le nationalisme arabe (et son corollaire panarabisme) est mort-né, l’islamisme politique a causé des dégâts dont seulement nos arrières arrières petits-enfants apprécierons le goût vinaigré, puis vint la real-politik dénuée d’idéologies qui acheva la division arabo-musulmane. A mon sens, le Souverain actuel a su saisir l’enjeu de ré-enraciner le Maroc dans son continent. Notre salut ne passera que par un retour « à la maison » : une sorte de genèse inversée qui nécessite la connaissance profonde d’une Afrique foncièrement hétéroclite, éloignée des clichés globalisant. Cette Afrique, elle-même composée d’un enchevêtrement complexe d’identités, meurtries par les vicissitudes de l’histoire, et vouées soit à une réminiscence consciente soit à une évanescence contrainte. Notre vision africaine ne peut faire l’impasse d’une juste mesure des codes, coutumes, us et habitus qui sous-tendent la mécanique identitaire africaine actuelle. Nous ne pouvons prétendre accomplir un agenda économique ou politique, fut-il win-win, sans un maillage culturel et identitaire profond. Ce n’est pas une affaire de quelques mois, de quelques années, mais bien une vision qui transcende les contextes et les conjonctures.
L’Afrique est spirituelle, elle prend son temps. L’Afrique est naturelle, elle se méfie de la toute-puissance de la raison. L’Afrique est multiple, elle est insaisissable comme pourrait l’être l’être aimé. L’Afrique est jeune, pourtant elle puise son élan dans la sagesse de ses anciens. L’Afrique est joyeuse, elle piège ses malheurs dans les vibrations de sa musique et ses danses. Si nous ne sommes pas prêts à aimer cette Afrique, la chérir et l’inscrire dans notre ADN culturel, spirituel et sociologique, nos efforts seront vains.
De fait, la responsabilité incombe à notre élite politique et économique de contribuer à enrichir la pensée et la psychée marocaine à travers une véritable stratégie d’assimilation de l’âme africaine : dans notre société, dans nos entreprises, dans nos écoles, dans nos entreprises, dans nos foyers. Le cas échéants, nous conserverons un seul succès : d’avoir su vendre du contenant sans contenu. Notre Roi le résume très bien, toujours dans le même discours cité plus haut : « Quiconque délaisse l’Afrique ou la sous-estime par un désintérêt manifeste pour ses Causes, ou encore mène une politique de subornation pour s’assurer des positions favorables, ne doit en vouloir à personne d’autre qu’à lui-même ».
Lorsque je verrai sur les réseaux sociaux, des photos de nos dirigeants politiques en vacances à Douala, bavardant, souriant et humant l’humeur joyeuse de leurs hôtes. Lorsque j’entendrai des puissants hommes d’affaires marocains acheter leur résidence secondaire à Saly, y construire leur havre de paix, loin des tumultes marocco-marocains. Lorsque les salons r’batis ou casablancais se vanteront de leurs vacances passées à Kigali, à Lomé ou à Antebé. Lorsque je verrai de grandes industries, banques ou assurances, marocaines dirigées par des valeureux et compétents maliens, tchadiens ou soudanais. Lorsque je serai cordialement invité à de nombreux mariages mixtes entre marocain(e)s et béninois(e)s ou ivoirien(e)s. Lorsque je verrai des échanges universitaires et scolaire équilibrés entre marocains et togolais. Lorsque nous étudierons Amadou Hampâté Bâ, Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo ou encore pour le plus connu Léopold Sédar Senghor, dans nos écoles et nos universités. Lorsque la nationalité marocaine pourra être accordée à des gabonais installés et insérés socialement au Maroc depuis des décennies. Lorsque je cesserai d’entendre des inepties racistes, communément et culturellement admises, dans tous les milieux sociaux marocains… Lorsque, tout simplement, nous aurons créés les conditions humaines, sociales et historiques pour devenir africains, là et c’est seulement à ce moment-là que nous serons écoutés, que nous serons admis et que nous pourrons récolter les fruits de nos politiques économiques et diplomatiques.
Je frôle effectivement le « naïvisme » idéologique. Certains me traiteront de « conspuateur frénétique ». Certains experts, économistes et financiers, certainement avec les meilleurs arguments, me rétorqueront que personne ne nourrit des bouches avec de la poésie. Sans aucun doute. Mais j’assumerai jusqu’au bout l’idée que seul le rêve mobilise les peuples. Les rêves ne se commandent pas. Ils ne s’expliquent pas. Ils n’ont de place dans les power point. Ils abhorrent les planificateurs. Ils fuient les gestionnaires. Les rêves naissent d’intuitions, ils sont le reflet de notre âme. Ils sont vision. Ils sont hors espace-temps. Les rêves appartiennent aux visionnaires. Aux créatifs. Aux artistes. Aux philosophes. Sommes-nous prêt à rêver d’Afrique… notre Roi l’est déjà. A nous le relais.